Rebondissant sur le texte de l’écrivaine Papaya publié dans ces colonnes dans l’édition précédente, Frédéric apporte son témoignage sur la magie noire…
Le texte du numéro de mars sur la magie noire m’a renvoyé à des souvenirs datant du temps où j’habitais à Pontianak, au Kalimantan, dans un des quartiers populaires de la ville, au début des années 2000. J’avais consigné ces évènements dans un court récit intitulé « l’exorcisme » dont je vous livre ici une version très légèrement remaniée.
« ... Un jour, j’assistai dans mon kost à une scène particulièrement troublante. L’un de nos nouveaux colocataires était un jeune voyou sympathique, originaire de Pontianak, malais et musulman, qui fréquentait en toute liberté une fille de son âge dont on disait qu’elle se prostituait. Ce garçon s’appelait Iwan. Un soir, vers sept heures, alors qu’une nuit qui s’annonçait brûlante enveloppait déjà la ville, il fut pris d’un malaise et sombra dans ce qui apparaissait être une violente crise de tétanie… Nous fûmes bientôt quatre à tenter de l’immobiliser et des spectateurs vaguement horrifiés s’agglutinaient déjà à la porte. Le plus choquant n’étaient pas tant les spasmes qui secouaient son corps, ni même son visage dément, contracté et ruisselant de sueur, mais le fait qu’il prenait l’assistance à partie en vociférant. Or, dans l’état dans lequel il se trouvait, les paroles qu’il prononçait d’une voix que nous ne lui connaissions pas produisaient un effet terrible : « Ah ! Ah ! Vous ne croyez pas ce que vous voyez, hein ? Je suis un ancêtre, je viens d’Ambawang [un village dayak à trois heures de Pontianak par voie fluviale] ! Je vais repartir, mais d’abord, donnez-moi du sang ! ». La plupart des Indonésiens qui assistaient à la scène étaient persuadés que c’était un fantôme qui s’exprimait ainsi depuis les entrailles du malheureux. L’amie d’Iwan, peu contrariante, avait bien l’intention de satisfaire à sa volonté: elle se saisit d’un couteau tranchant et sans se démonter entailla le bout du doigt de son fiancé. Mais le sang refusa de jaillir : forcément, l’emprise de l’âme maléfique avait déjà rendu Iwan invulnérable ! Il fallut attendre l’intervention d’un dukun javanais dont le propre frère, marchand de nouilles ambulant dans notre quartier, avait demandé l’assistance, pour que le mauvais esprit disparaisse sans demander son reste, aussi soudainement qu’il était venu… L’homme s’était assis sur Iwan, avait lu quelques prières en appuyant sur le front du possédé, qui s’était alors endormi. Les cauchemars que certains d’entre nous firent cette nuit-là furent d’un réalisme insoutenable…
Quant à Iwan, il dormit vingt heures d’affilée et, lorsqu’il se réveilla, prétendit ne se souvenir de rien. Il n’avait jamais connu de crises similaires. Un prêtre avait assisté à la scène et affirmait que si de telles manifestations étaient courantes, il n’en avait jamais vu d’aussi spectaculaires et d’aussi « explicites » : souvent, disait-il, les victimes de possession maléfique transpiraient, riaient follement ou restaient prostrées, mais rarement le fantôme s’exprimait-il directement à travers leur bouche. Une jeune femme renchérit : « Cette fois c’était presque trop, je me demande s’il ne simulait pas… J’ai vu des dizaines d’enfants possédés les uns après les autres alors que nous campions dans la forêt derrière notre école, j’étais gosse à cette époque, et une de mes camarades de classe a même tenté de m’étrangler, on avait appelé un imam, il a été forcé de la maîtriser. Les autres, on ne pouvait plus desserrer leurs poings, ils étaient complètement tendus, ils pleuraient, riaient, hurlaient… Nous étions encore à l’école primaire, tu n’imagines pas de gentils enfants, timides, faire semblant hein ? C’était terrifiant. »
Ce scénario d’un fantôme qui réclame du sang est assez courant à Bornéo. Les Dayaks du Kalimantan-Ouest expliquent que c’est pour cette raison qu’ils eurent recours au cannibalisme en 97 et 99, dans le cadre des affrontements avec leurs ennemis mortels les Madurais : ayant invoqué les esprits de leurs ancêtres pour se voir conférer toutes sortes de pouvoirs surnaturels (invulnérabilité, lévitation, télékinésie...), les combattants auraient été contraints, en échange, de rétribuer les fantômes sous forme de sang et de chair. Ainsi, ce ne sont pas les Dayaks qui ont mangé d’autres hommes, mais les esprits qui les possédaient ! Pourtant, même si l’on admet l’influence que peuvent avoir les rites guerriers et la transe sur le comportement des Dayaks, cette explication ne résiste pas à l’étude des faits. Les Dayaks dévorèrent la chair de leurs victimes des jours et des jours après les combats et des « combattants » ordinaires participèrent à ces repas cannibales alors qu’ils n’étaient pas ou plus sous l’influence maléfique d’un quelconque esprit. N’oublions pas non plus que sur le terrain, ces croyances se traduisirent par des atrocités sans nom, des centaines de morts et des milliers de personnes traumatisées à jamais... Une page sombre et méconnue de l’histoire de l’Indonésie post-Suharto.
Frédéric, Yogyakarta
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